[Entretien François Pugliese - Elite] « Fabriquer des produits qui vont durer relève de la responsabilité des entreprises »

François Pugliese possède et dirige l’entreprise Elite, fabricant suisse de lits. Il a mis en place une série d’actions pour que sa société de 80 personnes soit le plus durable possible : facturation de matelas selon le temps d’utilisation (pour les hôtels), fabrication artisanale et locale notamment à base de surproduction de sapins du pays et de matériaux naturels, très longue garantie sur ses produits ou encore ressorts en bois.

« Les défis environnementaux auxquels nous devons faire face nous forcent à changer nos mauvaises habitudes ». Telle est du moins l’opinion de François Pugliese, qui a repris en 2006 l’entreprise Elite, fondée il y a précisément 125 ans et employant 80 personnes à Aubonne. Depuis lors, il a créé un groupe de sociétés spécialisées dans l’agencement d’intérieur, la cuisine et l’ameublement pour les privés et les collectivités, comptant ensemble quelque 150 employés, tous basés dans le canton de Vaud.

Au centre de ses préoccupations : la durabilité. D’ailleurs, ses matelas et sommiers sont garantis 10 ans contre l’usure. Ils le sont même à vie contre les défauts de fabrication. « Et nos produits sont réparables : s’il faut changer la fermeté de nos matelas, nous le faisons. Une housse tachée ? Nous la remplaçons. » Interview.

-Il y a quelques années, vous avez introduit le « smart lease », qui permet aux hôteliers de disposer immédiatement de matelas ou de lits complets de haute qualité et de ne payer qu’après utilisation, en fonction de l’occupation de chaque lit. Comment vous est venue l’idée ?

- F.P. Au départ, nous étions confrontés à un problème de prix. Quand j’ai repris Elite, j’ai refait toutes les gammes, dont celle destinée à l’hôtellerie. Je suis allé visiter les hôteliers, qui trouvaient nos produits excellents, mais très chers. Par ailleurs, ils disaient qu’ils n’avaient pas de budget pour investir. Comme je ne voulais pas m’aligner sur nos concurrents européens ou plus lointains ni délocaliser la production, j’ai décidé de trouver une solution pour rester dans le marché et ai cherché une formule se rapprochant des paiements par mensualités, car les hôteliers ont l’habitude de variabiliser leurs frais fixes. C’est de là qu’est venue l’idée de paiements liés à l’utilisation.

-Pourquoi avoir décidé de lier le paiement à l’utilisation plutôt qu’au taux d’occupation des chambres ?

-F.P. On ne peut pas demander le taux d’occupation. En outre, il ne m’intéresse pas. Ce que je voulais démontrer, c’est la durabilité de nos produits. En effet, si le matelas a un souci pendant la durée du contrat, nous le remplaçons gratuitement. Nous nous engageons ainsi pour le confort du client, car nous savons à quel moment le matelas est utilisé et à quel moment il est usé donc inconfortable. Sans notre système, les plus belles chambres ont systématiquement les matelas les moins confortables, car les plus utilisés. Il fallait donc une technologie pour rectifier cela.

-Comment ce concept fonctionne concrètement ?

-F.P. Nous avons approché une jeune entreprise vaudoise pour qu’elle développe à la fois la partie hardware (capteur dans chaque matelas qui détecte la pression et le mouvement, deux données permettant d’enregistrer avec précision l’occupation effective de chaque lit) et le software (le logiciel de suivi). Ces développements ont pris environ deux ans. Le senseur dans le matelas communique avec un boîtier central qui renvoie les données sur notre serveur via un système GSM. Une fois par mois, nous facturons chambre par chambre, en fonction de l’utilisation. Nous fournissons tout le service lié : retournement des matelas, désinfection, nettoyages… Nous ne faisons pas que mettre à disposition des lits, mais sommes responsables de leur confort et propreté.

-Comment s’effectue la facturation ?

-F.P. Nous définissons avec l’hôtelier un certain nombre de paramètres : en général, nous raisonnons en nombre de nuitées et c’est sur cette base que nous établissons le contrat. Admettons que nous décidions de 1800 nuitées, ce qui représente 5 ans avec un taux d’occupation de 100%. Si le contrat est établi sur une base de 5 à 10 ans, l’hôtel peut consommer ces 1800 nuitées pendant une période allant de 5 à 10 ans. A la différence d’un leasing de voiture où le client débourse une somme fixe par mois, les hôteliers paient en fonction du nombre de nuitées. Et pendant la durée du contrat, nous nous occupons de tout.

-Ce concept, introduit en 2012 vous a valu le 1er prix de l’innovation décerné par l’institut Gottlieb Duttweiler en 2013. Quels constats en tirez-vous après 8 ans ?

- F.P. Ce système nous a permis de garder notre production en Suisse, de rester sur nos valeurs et d’apporter une plus-value aux hôteliers pour qu’ils aient des matelas de qualité. On ne parle plus de prix (on est à 50 cts par nuit pour le matelas, 1,5 franc pour lit complet), mais de confort, de qualité et de plus-value pour le client final. Le risque est le mien. Quant à l’hôtelier, il peut valoriser cette qualité de matelas. Ce concept nous a également permis de doubler notre chiffre d’affaires dans la gamme hôtelière et d’exporter dans des pays où nous n’aurions jamais pu livrer des lits (France, Allemagne, Italie, Croatie…). Grâce à lui, nous entretenons aussi une relation de proximité avec nos clients : le lit étant un bien investissement, nous ne les voyons sinon plus pendant des années. Et cela débouche sur des relations assez saines avec nos partenaires.

-Mais j’imagine que durant l’arrêt brutal de l’hôtellerie durant le pic du Covid, cela a dû être difficile pour vous.

Non, cela a montré l’intérêt du modèle : pendant trois mois, nos hôteliers ont certes eu zéro nuitée, mais également zéro frais pour leurs matelas. Pour le reste, c’est mon risque et je l’assume.

-Quelles sont vos sources de financement ?

-F.P. Notre entreprise a 125 ans. L’ayant reprise il y a une quinzaine d’années, c’est comme si on repartait de zéro. J’ai pu bénéficier de différentes sources de financement (bancaires, fonds propres et une partie cautionnée par différents organismes de la région, dont le service économique du canton de Vaud, ce qui nous a permis de nous financer à des taux préférentiels auprès des banques). J’ai également mis en place un système de financement interne, sous forme de prêt convertible en capital-participation. Des investisseurs institutionnels, des privés et des patrons d’entreprises ayant trouvé intéressants notre modèle économique, notre vision ou nos valeurs ont mis de l’argent. Nous leur servons un intérêt, aujourd’hui meilleur que celui du marché. Ce système permet de ne pas diluer le capital et nous sert de conseil stratégique : il est en effet composé de banquiers, d’institutionnels et d’entrepreneurs. Nos séances, deux fois par an, m’apportent des idées et constituent des sources d’inspiration.

-L’économie de la fonctionnalité est-elle une alternative réaliste à l’économie de la production ?

-F.P. Je suis persuadé de la nécessité du développement durable et pense donc qu’on doit changer de modèle pour rentrer dans un système plus durable. L’économie de fonctionnalité ne s’applique pas à tous les services et industries, mais de manière générale, il faut repenser notre manière de consommer et de produire. Il faut chercher à faire en sorte que les produits ne soient plus considérés comme des biens de consommation mais des biens d’investissement pour augmenter leur durée de vie. C’est aussi de la responsabilité des entreprises de fabriquer des biens qui vont durer, d’utiliser des produits naturels et qui ont le moins d’impact sur l’environnement, de se poser ces questions et de revoir leur modèle d’affaires pour limiter leur empreinte écologique. Je ne suis pas un défenseur de la décroissance, mais du changement de modèle de la consommation : faire des produits plus réfléchis, qui ont un usage multiple, qui sont faits pour être réparés et gardés dans le temps.

-Comment entamer une démarche basée sur la vente de services liées aux produits plutôt que la vente des biens eux-mêmes ?

-F.P. Notre responsabilité d’entrepreneurs doit nous pousser à réfléchir et à envisager comment on peut enlever le problème d’un client. Un hôtelier doit par exemple permettre à ses clients de bien dormir et n’a pas forcément les moyens de le faire. Il convient ensuite de voir comment réduire l’impact environnemental, d’où découle immédiatement la question du produit de qualité. Aujourd’hui, les gens sont beaucoup trop dans une logique de prix : savoir comment fabriquer plus et moins cher, ce qui est réducteur comme démarche. Il faudrait plutôt regarder quel produit rend service et comment le mettre sur le marché, par exemple en offrant un contrat de maintenance pour le réparer. Les solutions diffèrent selon les branches d’activité, mais il s’agit toujours de repenser le produit de manière qualitative. Si ce dernier dure dans le temps, il va évidemment coûter plus cher à l’achat.

-Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées en adoptant un tel modèle ?

-F-P. Il n’y en a pas vraiment eues. Nous avons en revanche dû engager des compétences différentes et avons maintenant des pointures en informatique dont nous n’aurions pas forcément eu besoin avec une production traditionnelle.

Par contre, nous avons senti des réticences des autres producteurs de matelas. Pourtant, je suis prêt à leur donner des licences pour qu’ils adoptent le même concept, mais ils ne sont pas intéressés, cela les obligerait à changer de modèle d’affaires. Mais je serais ravi d’être copié. 

-Et quels en sont les avantages ?

 La plus grande proximité avec le client, la satisfaction d’avoir le sentiment de faire quelque chose de plus juste et d’être vraiment à contrecourant par rapport à l’industrie du matelas. Cette dernière veut produire plus et moins cher, ce qui signifie appuyer sur la tête des fournisseurs et ne constitue donc pas un modèle social intéressant. Toutes ces démarches basées sur les volumes et les prix n’ont pour effets que de précariser ces métiers et de demander plus d’efforts de toute la chaîne.

-Pour l’édition 2020 du prix Elite Design Award que vous remettez chaque année vous avez choisi la thématique « Upcycle Bed », autrement dit vous mettez en avant le fait d’upcycler, cette action qui consiste à récupérer des matériaux ou produits dont on n’a plus l’usage pour les transformer en matériaux ou produits de qualité ou d’utilité supérieure. Or vous êtes dans un créneau haut de gamme. Le recyclage par le haut peut donc être appliqué pour tous les segments de marché ?

- F.P. Dans la fabrication de nos lits, nous sommes respectueux de l’environnement : nous utilisons en majorité des matières naturelles. Pour cette édition, nous voulions challenger les jeunes designers pour voir s’ils viennent avec des matériaux différents. Pour répondre à votre question, dans de nombreux secteurs d’activités, on peut être plus attentifs aux déchets. Il faut toutefois être prudent avec le recyclage, car il y a parfois de fausses bonnes idées. C’est le cas lorsqu’il faut plus énergie pour recycler un produit que pour le fabriquer. Le marketing écologique ne m’intéresse pas, je regarde l’impact réel sur toute la chaîne.

-Est-ce que tous vos produits sont dotés de l’Ecolabel européen ?

-F.P. Tous les matelas sont certifiés avec ce label qui repose sur le principe d’une approche globale prenant en considération le cycle de vie du produit à partir de l’extraction des matières premières, la fabrication, la distribution et l’utilisation jusqu’à son recyclage ou son élimination après utilisation. La qualité et l’usage sont également pris en compte.

En revanche, ce label écologique officiel européen ne contient pas dans sa liste de catégorie pour les sommiers. Mais les nôtres sont bien placés en termes d’impact environnemental : nous utilisons beaucoup de sapin de la région. Or en Suisse, on surproduit du sapin dont on ne sait pas que faire.

-Vous faites aussi des ressorts en bois, c’est assez surprenant !

-F.P. Nous avons en effet lancé en 2016 un lit combinant cadre et sommier intégralement composés de bois. Pour cela, nous avons travaillé avec l’Ecole supérieure du bois à Bienne, affiliée à la Haute école spécialisée bernoise. Nous avons indiqué dans le cahier des charges que nous voulions un ressort en bois qui ait les mêmes caractéristiques que son homologue en métal : durabilité et confort, mais qui soit en bois local de sapin issu de la surproduction et fabricable dans nos ateliers. Cette innovation plait davantage en Suisse alémanique qu’en Suisse romande, probablement parce qu’ils sont plus sensibles à l’environnement que chez nous.

 

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Entretien et rédaction réalisés par Aline Yazgi pour l'équipe Genie.ch (publication le 28.09.20)

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